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Ruben Östlund : portrait du président du jury du 76e festival de Cannes

Ruben Östlund : portrait du président du jury du 76e festival de Cannes

Deux fois Palme d’or à Cannes en seulement six long-métrages !  Le réalisateur suédois a de quoi intriguer… ou plutôt nous faire réfléchir. A seulement 48 ans, il est parvenu à imprimer sa signature avec son regard incisif et son humour corrosif sur les petites lâchetés de notre monde contemporain. Ces deux palmes d’or étant très inspirées par l’univers du luxe – le marché de l’art pour la première et l’influence mode pour la seconde- nous ne pouvions passer à côté.

 

L’année dernière – soit cinq ans après avoir reçu une palme d’or à Cannes pour son film The Square (2017) – Ruben Östlund remportait sa deuxième Palme d’or pour son sixième film Sans Filtre/Triangle of Sadness (2022).

 

Première dans l’histoire du festival, le lauréat du grand prix est celui qui décide cette année de son successeur en tant que Président du jury.

 

Deux Palmes d’Or… consécutives

 

Ne vous fiez pas à son air gentil de GO du Club Med tout sourire, Ruben Östlund est un provocateur né – façon Monty Python survolté – qui a l’habitude de descendre tout schuss pentes enneigées… et faux semblants.

 

D’ailleurs, ne lui parlez pas non plus du “modèle suédois”, son pays natal. La confiance (perdue) des sociétés nordiques, il en a fait le sujet de prédilection de ses premiers films – à la manière d’un rêve américain dynamité par des Denys Arcand, Ken Loach, Oliver Stone ou encore Michael Moore.

 

Ruben est d’ailleurs un habitué du festival et ce depuis que Happy Sweden, son deuxième film, a été sélectionné en 2008 dans la catégorie Un Certain Regard. Un essai qu’il transformera d’ailleurs en 2011 avec son film Play présenté à la Quinzaine des réalisateurs ou encore pour son quatrième film Force Majeure/Snow Therapy, là encore dans la catégorie Un Certain Regard.

 

Scène de l’homme-chimpanzé (Terry Notary), happening “sauvage” en plein dîner de gala dans le film The Square – © Plattform Produktion / Fredrik Wenzel

 

Lorsqu’il revient deux ans plus tard au festival de Cannes, c’est pour entrer in-extremis dans la sélection officielle, raflant au passage – et à la surprise générale – sa première Palme d’or avec une comédie noire : The Square. Soit l’histoire de Christian (Claes Bang, magistral), père divorcé et conservateur de musée d’art contemporain préparant une nouvelle exposition intitulée The Square. Le Carré donc (mais également le “taré”), du nom d’une œuvre d’art décrite dans le film par ce dernier comme “un sanctuaire de confiance et de bienveillance où nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs.”

 

Or, le vol de son portefeuille et de son téléphone portable par des pickpockets va faire voler en éclat les grands principes dudit conservateur (éthique, d’égalité et de respect), au profit d’un désir de vengeance, quasi sadique.

 

Au passage, le film tourne en ridicule un monde de l’art devenu simple support de communication, atteignant son paroxysme sous les ors d’un dîner de gala avec la performance mémorable d’un homme-chimpanzé, interprété par Terry Notary.

 

Yaya et Carl (Charlbi Dean, décédée le 29 août 2022 et Harris Dickinson) en plein farniente sur le pont du méga yacht dans le film Sans Filtre/Triangle of Sadness © Xenix

 

En 2022, il revient avec Sans Filtre/Triangle of Sadness et décroche sa deuxième palme d’or. Si la version française du titre fait allusion à  la société de l’attention et des réseaux sociaux, Triangle of Sadness évoque l’industrie de la beauté. Son titre fait référence à l’espace entre les sourcils où les difficultés de la vie se manifestent sous forme de rides. En d’autres termes, si vous n’avez pas l’argent, le pouvoir et le privilège de les atténuer par une intervention rapide, vous ne pourrez pas y échapper.

 

Avec ce film, le réalisateur voulait d’ailleurs mettre en avant une histoire “où l’apparence est le capital et la beauté une monnaie d’échange.”  Il peut être d’ailleurs vu comme la continuation de The Square, tant il bat en brèche une nouvelle fois le principe d’égalité mais cette fois-ci dans le club très fermé des 0,001% de la planète.

 

Le Christina O, 31e plus long yacht au monde (99 mètres), ayant appartenu à Aristote Onassis et Jackie Kennedy

 

Le film suit les aventures du couple formé par Carl et Yaya (Harris Dickinson et feu Charlbi Dean) tous deux mannequins et influenceurs mode, parmi les mieux payés au monde.

 

Carl, qui vit très mal le succès financier de sa compagne, accepte de l’accompagner sur un yacht ultra luxe – Le Christina O – dans le cadre d’une promotion sur les réseaux sociaux. Piloté par un capitaine marxiste (Woody Harrelson, impérial), le bateau est peuplé d’un personnel dévoué et de passagers mondains… enrichis dans l’armement et les engrais chimiques. Toute la hiérarchie bascule lorsque le bateau coule. Sur une île déserte, Abigail, une femme de ménage philippine (Dolly De Leon), grâce à ses connaissances du feu et de la pêche, prend le pouvoir sur les rescapés et… reproduit à son tour le modèle qu’elle fustigeait quelques heures plus tôt.

 

Le film a toutefois été marqué par la disparition prématurée de Charlbi Dean, à l’âge de 31 ans. L’actrice sud-africaine, ayant interprété le rôle de la mannequin-influenceuse Yaya, est décédée d’une maladie nosocomiale contractée à la suite d’une opération chirurgicale.

 

Avec un budget de 11 millions de dollars (10 millions d’euros), le film reste la plus grande production à ce jour du cinéaste et le premier à avoir été tourné entièrement en anglais.

 

Cette efficacité digne d’un sportif de haut niveau lui a permis de rejoindre le club très fermé des multi-primés du festival et qui comprend notamment Ken Loach, Emir Kusturica, les frères Dardenne ou encore Michael Haneke.

 

Si Ruben Ostlund fait mouche, c’est parce qu’il sait mieux que personne inspirer tour à tour rire et malaise… voire les deux à la fois.

 

Un maître de la satire sociale

 

Ancien documentariste spécialisé dans le ski, Ruben Ostlünd prend un malin plaisir à traquer et dénoncer avec un humour incisif les petites lâchetés et les grands travers du quotidien, provoquant au passage une hilarité libératrice.

 

L’homme a de quoi déranger à une époque où la jeune génération a l’offense facile, où les sensitivity readers censurent outre Atlantique des œuvres littéraires majeures et où l’on déclare que certaines répliques de cinéma et autres traits d’humour sont devenues impossibles.

 

Depuis sa rencontre en 2014 avec sa compagne, la photographe de mode Sina Görtz, le réalisateur suédois a découvert un monde fascinant et dont il ignorait tout : celui de la mode et du luxe.

 

Il en a retenu sa dynamique du pouvoir et la notion dominante de la beauté comme monnaie d’échange, un thème que l’on retrouve dans son film Sans Filtre/Triangle of Sadness.

 

Son profil extérieur au secteur du luxe lui permet de porter un regard neuf tout en restant très libre.  N’ayant pas de plan de carrière dans cet univers, il peut se permettre de partager son esprit critique sur un milieu coutumier des nuages de fumée et de la langue de bois.

 

Proposant un regard bien loin du panégyrique et de la condescendance, c’est sans surprise que l’ensemble des critiques consacrées à Sans Filtre/Triangle of Sadness a été dithyrambique, comme si le réalisateur  disait tout haut ce que les gens pensaient tout bas.

 

Même observation lors de la première à Cannes où un petit millier de privilégiés avait applaudi à tout rompre, avec une standing ovation de 12 minutes.

 

Mais sa vraie passion reste de décortiquer à la manière d’un sociologue les dynamiques de groupe.  Et en la matière, Ruben Ostlund  le concède, il n’est pas tendre avec ses personnages, les plongeant dans un cas de force majeure (comme le lancer d’une grenade ou…un vol de smartphone). Riches ou pauvres, tout le monde en prend pour son grade.

 

Il a toutefois précisé  au Los Angeles Times, “Je m’intéresse à l’échec sous l’angle sociologique – nous ne pointons pas du doigt l’individu, nous pointons en fait du doigt le contexte, l’organisation qui peut créer notre comportement.

 

Extrait du film Force Majeure/Snow Therapy

 

Il est aussi fasciné tout particulièrement par l’impact d’un événement sur le psychisme comme le comportement individuel par rapport au groupe. Comme il le déclare au journal le Monde “Ce qui m’intéresse c’est la faille. Je cherche à mettre au défi la boussole morale et éthique que chacun de nous possède, de créer un dilemme qui peut soudainement nous faire perdre le nord.”

 

Ainsi, dans Force Majeure/Snow Therapy, l’avalanche auquel parvient à échapper le père de famille est en fait déclenchée artificiellement – sans danger sur l’intégrité physique de sa famille…  Qu’il a pourtant abandonnée au moment de ce qu’il pensait être une catastrophe. Le réalisateur s’intéresse ainsi à la façon de renouer avec les siens alors que l’on a perdu la face.

 

Des paradis… sans Filtres

 

Quel point commun entre un séjour dans une station de sports d’hiver dans les Alpes françaises, une croisière en Grèce sur un yacht ultra-luxe “de 250 millions de dollars” et une exposition “expérimentale” dans une galerie d’art contemporain de Stockholm ? Hormis le fait qu’ils incarnent chacun à leur façon une certaine culture du luxe, ils servent tous trois de cadre aux histoires grinçantes – pour ne pas dire dérangeantes – de Ruben Östlund.

 

Depuis son film sur les sports d’hiver, Force Majeure/Snow Therapy (2014) – dans lequel un père préfère filmer une avalanche fonçant droit sur sa famille avant de se mettre tout seul à l’abri – le réalisateur suédois choisit délibérément des lieux instagrammables comme pour dénoncer l’envers de la carte postale.

 

Plage de Chiliadou, Grèce

 

Selon ses mots, il s’agit de “faire des films qui se déroulent dans un environnement sur lequel nous aimerions cliquer.”

 

Une démarche d’autant plus contemporaine que le cinéma et les séries TV influencent de plus en plus nos futures destinations de vacances.

 

Le choix des lieux répond d’ailleurs directement à ses propres envies de voyage.

 

Ainsi, le film Sans Filtre/Triangle of Sadness se déroule pour partie en Grèce, sur la presqu’île de Evvia, alias Euboïa, non loin d’Athènes, notamment sur la plage de Chiliadou.

 

Un traitement esthétique qui n’est pas sans rappeler les films de Paolo Sorrentino (La Grande Bellezza, Silvio et les autres, Youth, Il Divo…), un autre provocateur, cette fois-ci italien qui nourrit deux obsessions : les années Silvio Berlusconi et la dolce vita à l’italienne avec des décors qui laissent béats.

 

Yaya (Charlbi Dean, décédée en août 2022) et les rescapés sur la plage de Chiliadou en Grèce dans le film Sans Filtre/Triangle of Sadness © Xenix

 

Ruben Östlund a prévenu, après le festival de Cannes, il repartira en tournage.

 

Ici pas de paradis terrestre à l’horizon mais direction le ciel avec son septième film “The Entertainment System is Down”.

 

Cette fois-ci, les passagers d’un avion long-courrier se verront contraints, pour passer le temps, de discuter avec leurs voisins de bord et de se confronter à leurs propres névroses, alors qu’une panne généralisée empêche de regarder le moindre film. Tout un programme !

 

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Photo à la Une :© Presse


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